Un souvenir numérique qui pose la question de la conservation des œuvres numériques reposant sur une technologie propriétaire.
Saints Queneau-et-Perec
1999, j’ai vingt ans mais plus toutes mes dents. Je déambule à la Fédération nationale d’achat des cadres (FNAC) du boulevard Saint-Germain après avoir fait un tour chez Album et à la boutique Descartes rue des écoles. Quelque part entre logiciels et littérature mon regard s’arrête sur le présentoir des CD-ROM interactifs. Entre des boites d’Encarta et autres Versailles, Machines à écrire s’expose avec toute la prétention dont Gallimard est capable. Alors dans une période Ouvroir de littérature potentielle (Oulipo), qui ne me quittera jamais vraiment, je ne résiste pas et acquiert l’œuvre numérique pour l’explorer seul ou avec un ami, David, acteur actif de mon Oulipisme.
La mémoire des manipulations et explorations proposées s’est effacée en 25 années. Pour vous faire une idée plus précise de celles-ci, vous pouvez consulter une présentation du CD-ROM sur le site Archiver le présent[1].
Rappelez-moi le Director
Machines à écrire, disparu de mes étagères, s’est rappelé à moi récemment. Je réfléchissais aux petits dessins à l’encre, autre facette de mes souvenirs de nulle-part et à l’aspect carte-postale de certains, à la manière dont je pourrais me confectionner un générateur d’amorces pour en réaliser une série de manière structurée : thème, sujet, éléments imposés… une énumération qui a réveillé mes souvenirs de l’œuvre de Perec ainsi que ceux du travail d’Antoine Denize avec cette question : est-il possible, en 2024, de faire fonctionner une de ces publications multimédias ?
C’était tout un pan de la création numérique de cette période qui reposait sur ce format propriétaire.
De MacroMind VideoWorks à Adobe Director 12 — j’avoue avoir été surpris de découvrir que l’Ogre du graphisme n’avait tiré la prise du logiciel qu’en 2017 — l’outil de conception aura vécu trente années, avec un âge d’or situé dans les années 90 et au début des années 2000, animant une écrasante majorité des CD-ROM culturels et éducatifs ainsi que quelques jeux. Pour moi, né, élevé et éduqué en France à la fin du siècle dernier, ce format est indissociable de l’arrivée des ordinateurs individuels dans les foyers et, avec eux, de la cohorte de CD-ROM[2] réalisés et publiés par la Réunion des musées nationaux entre 1994 et 2004.
Tout un pan de la création numérique de cette période reposait sur ce format propriétaire et son langage, le lingo. L’interconnexion des ordinateurs à faible coût, le world wide web, le format Flash d’abord, puis l’enrichissement des possibilités proposées par les standards recommandés par le W3C[3] ensuite, ont érodé l’intérêt des éditeurs (et du public ?) pour les réalisations de telles œuvres figées sur CD-ROM ou DVD-ROM. L’industrie a tournée la page d’une technologie et son regard avide vers d’autres sources de revenus, sans l’once d’une pensée pour ce qui a été réalisé et son importance, ni aucune réflexion pour concevoir ou documenter des solutions facilitant, à défaut de garantir, leur pérennité.
Sur place ou à emporter ?
Si je peux me consoler de la disparition des modes d’emploi interactifs (même si leur remplacement par de tristes fichiers PDF plus ou moins ben foutus illustre bien le peu d’intérêt porté par les industriels à leurs clientèles) ou d’encyclopédies généralistes, la perte de créations originales me rend un peu plus amer.
Certes, différentes bibliothèques nationales et autres services publiques ayant à cœur la conservation du patrimoine culturel mettent en œuvre des politiques pour ne pas perdre la mémoire de ces artéfacts, il me faut constater que conservation n’est pas synonyme d’accessibilité. Ainsi, je sais que la Bibliothèque nationale de France (BNF) dispose dans son catalogue[4] de trois exemplaires de Machines à écrire dont deux consultables mais seules deux options de réservation du document sont possibles. Dans tous les cas je dois me rendre à Paris pour y avoir accès : au site de Tolbiac, pour une version dématérialisée, ou au site de l’Arsenal, pour lire un exemplaire du CD-ROM.
Dans tous les cas je dois me rendre à Paris pour y avoir accès […]
Le travail d’Antoine Denize est préservé, stocké, recensé, en bref : archivé. Il est également accessible pour quiconque est habitué aux sites de la BNF, aux chercheurs et chercheuses, universitaires. Il demeure la question de la mémoire, et du partage. Je me souviens que ce disque existe, que je l’ai possédé, manipulé mais je ne peux rien faire de cette mémoire. Je ne peux pas partager des ressentis rafraîchis, ni encourager la découverte de l’objet ; seulement évoquer son existance dans un billet.
Les moyens nécessaires pour renouveler mon expérience de Machines à écrire, en considérant que j’ai encore accès à son support, demanderait l’utilisation d’un ordinateur d’époque avec les bonnes caractéristiques matérielles et extensions logicielles ou une machine virtuelle émulant ce matériel et animée par un système d’exploitation conçu sur mesure pour correspondre au contexte informatique existant lors de la publication du logiciel.
Autant assurer le support d’une technologie logicielle obsolète n’est pas une priorité pour un éditeur, autant s’assurer qu’aucun fragment d’œuvre ne soit pas diffusé, partagé ou accessible sans contrepartie financière est un combat pour lequel il ne regardera pas à la dépense.
La seconde option, présentée ainsi est simplifiée car toutes les problématiques de propriété intellectuelle ont été occultées. C’est cependant à mes yeux l’obstacle le plus important à toute initiative de remise à disposition d’une œuvre numérique auprès un large public. Autant assurer le support d’une technologie logicielle obsolète n’est pas une priorité pour un éditeur, autant s’assurer qu’aucun fragment d’œuvre ne soit pas diffusé, partagé ou accessible sans contrepartie financière est un combat pour lequel il ne regardera pas à la dépense.
Ceci tuera cela
Machines à écrire a quitté la mémoire vive commune pour rejoindre les rayonnages littéraux ou métaphoriques de systèmes d’archivage en compagnie d’autres œuvres sur d’autres supports : jeux-vidéos de consoles passées, demos des années quatre-vingts et quatre-vingt-dix…
Toutes ces créations liées à des écosystèmes logiciels et matériels révolus ont comme double malheur d’être à la fois trop anciennes pour être consultées par tout un chacun sur un équipement numérique courant et trop récentes pour avoir été libérées de l’appétit aveugle des détenteurs de droits, obstacle à toute plateforme universelle de partage au plus grand nombre, les condamnant à l’oubli. Ceci tuera cela ; l’édition tuera l’œuvre.